Laura Freudenthaler

Translated from German by Patrick Stenou

Anne referme derrière elle la porte de l’appartement et pose son sac sur le tabouret, puis elle jette un rapide coup d’œil sur son téléphone et le remet dans la poche latérale. Habituée à voir surgir des ombres du coin de l’œil, il lui arrive encore de sursauter en accrochant son manteau quand quelque chose se glisse par la porte ouverte et disparaît dans le salon. Ou en tournant la tête, persuadée que la porte de la chambre de Thomas était encore ouverte à l’instant et qu’on venait de la refermer à la hâte. Pourtant, il y a bien longtemps que cette porte n’est plus ouverte. Dans la cuisine, alors qu’elle lave les quelques assiettes encore utilisées, elle perçoit un bruit de bois qui racle le sol. Elle ferme le robinet, mais garde l’assiette dans ses mains mouillées et regarde derrière elle. Comment les fauteuils étaient-ils disposés autour de la table, il y a un instant? Elle ne s’en souvient plus. Dans le salon, son regard se pose incidemment sur l’étagère du bas, là où sont rangées les photos. Une boîte dépasse. Du bout du pied, Anne la remet en place. Ou peut-être pas. De plus en plus, elle laisse les choses en l’état, souvent incapable de dire comment elles étaient disposées auparavant. Une revue traîne par terre, tout près du canapé. Régulièrement, Anne s’étonne d’avoir laissé sa brosse à dents sur la machine à laver, ou sur le rebord de la baignoire, ou même à côté de l’évier dans la cuisine, au lieu de la remettre dans le gobelet sur le lavabo. Lorsque Thomas rentre, si elle est déjà au lit, elle se relève pour aller aux toilettes et boire un verre d’eau dans la cuisine, une fois qu’il est passé par la salle de bains et que sa chambre est redevenue silencieuse. Dans le couloir, Anne se rappelle que les poches de Thomas sont à vider, celles de son manteau, de sa veste et des vestons qu’il accroche dans la penderie. Thomas ne le fait pas de lui-même. Jamais il ne jette rien, même pas le ticket de caisse d’une boîte de pastilles contre la toux. Parfois, en sortant d’un magasin ou d’un restaurant, elle l’incitait à se débarrasser du ticket dans la première poubelle venue. Thomas jouait d’abord le jeu mais, la main avec le bon de caisse au-dessus de la poubelle, il était incapable d’aller jusqu’au bout de son geste. Anne voyait la colère envahir son visage, juste avant qu’il ne détourne la tête. Fourrant le ticket dans sa poche, il s’éloignait à grandes enjambées. Au bout d’un moment, il ralentissait son pas, s’arrêtait et attendait qu’Anne le rejoigne. De nos jours, on vous donne un ticket pour n’importe quelle babiole, et les poches de Thomas gonflent de plus en plus vite. Anne les vide une fois par semaine. Les deux mains pleines, elle emporte à la cuisine les factures, les fiches-mémos de différentes couleurs et les papiers-bonbons. Là, elle étale tout sur la table et procède au tri en faisant trois piles. À droite, les rendez-vous qui ont déjà eu lieu, les papiers-bonbons et les factures sans importance. Au milieu, les factures de restaurant et, à gauche, les fiches qui présentent encore un certain intérêt et celles qu’elle n’arrive pas à classer ailleurs. Elle jette les papiers-bonbons à la poubelle, remet les fiches dans les poches du manteau et emporte les factures de restaurant dans sa chambre. Elle retourne encore une fois dans le couloir pour aller chercher le carnet dans son sac à main. Le soir, quand la fille attend Thomas près de son bureau, ou quand il va la chercher, il lui demande si elle a déjà dîné. Bien sûr que non, répond la fille et Thomas lui dit: Alors on va te trouver un petit quelque chose à grignoter. Anne effectue d’abord un tri chronologique. La dernière annotation dans le carnet date du lundi de la semaine passée. Certaines factures, émises le midi ou l’après-midi, souvent dans le quartier où se trouve le bureau de Thomas, concernent des boissons: thé, café, eau minérale, bière. Ce sont les jours où Thomas a eu plusieurs rendez-vous à la suite dans le même café. Sur certains tickets ne figurent que deux cafés; d’autres encore — assez nombreux — proviennent d’un salon de thé. Deux pleines théières de thé au jasmin ont été réglées, Anne ignore si c’était pour une ou deux personnes. Parmi les factures du soir, il y a la plupart du temps celle d’un dîner professionnel auquel plusieurs personnes ont pris part. Ces factures, ainsi que celles des après-midis à rallonge, Anne les remet dans les poches de Thomas pour qu’il puisse les déduire de ses impôts ou les intégrer dans sa comptabilité. Elle inscrit les dîners avec la fille dans son carnet. Tard dans la nuit, lorsqu’elle a passé en revue toute la semaine, elle ressort une dernière fois de sa chambre pour glisser les factures professionnelles dans les poches du manteau, avec les fiches, et jeter le reste dans la corbeille à papier recyclé. La fille volette, elle est un oisillon aux ailes fragiles, aux plumes délicates; de sa plus tendre enfance, elle a conservé un fin duvet, à la racine de ses cheveux, et des joues douces, d’un vif éclat. On ne se lasse pas de la voir déployer son inépuisable vitalité. Thomas est très soucieux de son bien-être physique, elle qui durant la journée ne grignote que quelques minuscules bouchées, une demi-tartine au fromage, un pot de yaourt nature, une pomme Kronprinz Rudolf, les plus petites de toutes. Le soir elle répondra en riant: Bien sûr que non, lorsque Thomas lui demandera si elle a déjà dîné. La fille est ravie de voir Thomas s’activer pour lui trouver à manger. Elle aime l’atmosphère d’urgence qui caractérise les premiers moments de leurs rendez-vous et la fébrilité que produit l’excitation de le revoir. La fille ne veut pas rencontrer Thomas le ventre plein, elle craint qu’une telle excitation, qui n’est peut-être accessible qu’à jeun, ne lui fasse défaut. Elle doit se maîtriser pour ne pas se mettre à voleter, avec ses mains, ses bras, son souffle, et elle rit et plaisante avec une telle fougue que Thomas se sent dépassé. Il dit à la fille qu’il ne peut pas la suivre, qu’elle l’affole au plus haut point, mais la fille sait que c’est son exubérance qui le rend vivant, et elle finit par retrouver son calme, après le repas, vaguement épuisée. C’est alors que Thomas, remis de sa fatigue, se met à bavarder et à observer attentivement la fille, réchauffée par la nourriture et qui, parfois, conclut ses rires par un soupir. Deux cavaliers qui, après un bout de route — le premier avait d’abord trotté en tête, l’autre avait ensuite fait galoper son cheval —, cheminent enfin côte à côte, la bride relâchée, en pleine discussion. Tu es vraiment montée à cheval autrefois, demande Thomas. La fille montre un visage contrarié. Raconte, dit Thomas. J’ai parfois l’impression, dit la fille, que tu me voudrais plus jeune que je le suis. Tu n’as pas idée, rétorque Thomas, à quel point tu es jeune en ce moment. La fille regarde sa serviette qu’elle repousse vers le bord de la table. Buvons un verre de vin doux, pour clôturer la soirée, dit Thomas, trinquons à la jeunesse! Anne s’étonne de la présence du vin de dessert sur la facture. La fille est un peu éméchée. Viens, je te ramène chez toi, dit Thomas, je vais te mettre au lit. Habituellement, lorsque Thomas passe la soirée avec la fille, il ne rentre qu’après minuit. La fille s’est endormie avant qu’il ne s’en aille, elle a un bon sommeil que Thomas lui envie. Il s’est rhabillé puis s’est rafraîchi le visage dans la salle de bains. De ses mains mouillées, il remet de l’ordre dans sa coiffure et se sèche avec la serviette de la fille. En se retournant dans l’étroite salle de bains, il se cogne contre la cabine de douche: fracas de plastique et de métal. Laissant échapper un juron, il tend l’oreille pour savoir si quelque chose bouge. Il sait comment fermer de l’extérieur la porte de chez la fille sans provoquer le moindre bruit. Il sait aussi ouvrir la porte de chez lui le plus discrètement possible. Pourtant, Anne se réveille. Elle entend le bruit de la clé dans la serrure. Cela ne sert à rien qu’il verrouille la porte de l’appartement, la fille est ici depuis longtemps déjà. Anne entend Thomas aller dans la salle de bains et aux toilettes, puis fermer la porte de sa chambre et s’y s’adosser de l’intérieur. Des pas, un instant de silence, puis encore des pas. Il consulte son ordinateur puis à nouveau son téléphone. Il ne sait pas que la fille s’en est déjà échappée et qu’elle ne retrouve plus son chemin. Il ne sait pas grand-chose, pense Anne et, tandis qu’elle retombe dans le sommeil, elle se dit qu’un jour il faudra qu’elle parle de la fille avec Thomas. Anne glisse son doigt le long de sa cage thoracique, vers l’arrière, jusqu’à sentir, tout près de la colonne vertébrale, la petite boule qu’elle avait détectée par hasard, il y a une ou deux semaines. Impossible pour elle de savoir si cette boule est nichée à l’intérieur de sa chair ou si elle a poussé sur la peau. Anne est assise sur le rebord de la baignoire, le bras derrière le dos. Elle entend des pas dans l’appartement et, dans le couloir, elle sent un souffle d’air frais qui fait frissonner sa peau nue. Je peux te montrer quelque chose? dit Anne, debout sur le seuil de la cuisine. Thomas pose le verre d’eau qu’il était en train de boire. Assieds-toi, lui dit-il en s’avançant vers la table. Anne a les bras croisés devant la poitrine, les mains sur les épaules. Ce n’est rien, ce n’est sûrement rien, s’apprête-t-elle à dire, mais elle suit son mouvement et s’assoit. Thomas est debout derrière elle. Il faudrait que tu me montres l’endroit, dit-il. Anne retrousse son caraco et cherche en tâtonnant. C’est là. Thomas écarte son doigt avec le sien et palpe la grosseur, de haut en bas et de droite à gauche, puis exerce une légère pression. Ce n’est rien, dit-il en rabattant le caraco. On voit le pus; dans quelques jours, tu pourras le percer. Anne passe la main derrière son dos pour dissimuler l’endroit et se retourne. Thomas s’éloigne d’elle et reprend son verre, en lui faisant un petit signe de tête rassurant. Anne secoue la tête. Elle quitte la cuisine, court dans la salle de bains et va se planter au fond de la petite pièce, devant l’étroite fenêtre oblongue. Elle se retourne, s’adosse au mur, les jambes contre le radiateur. Elle se laisse glisser jusqu’au sol et s’accroupit. La chaleur du métal dans le dos. Au sol, du carrelage blanc aux coins bleus. Dans la poussière, Anne repère les empreintes de petits pieds. La fille est venue fureter jusqu’ici pour se regarder dans le miroir. Anne est debout à l’endroit où se trouvait la fille. Elle observe ses racines de cheveux, ses paupières, ses lèvres. La peau de son cou et le creux de ses épaules. Ses bras. Le caraco est très échancré sous les aisselles et, sur le décolleté, l’étoffe est usée. Au niveau des aisselles, la chair fait des bourrelets et s’affaisse en dessous. Les seins sont petits et pourtant trop lourds. Le ventre est à l’étroit sous le tissu élimé. Anne retourne dans la cuisine et trouve Thomas assis à la table, pianotant sur son téléphone. Thomas, dit Anne. Il fait un geste, l’écran s’assombrit et il lève les yeux vers elle. Elle est debout dans l’encadrement de la porte et sait ce qu’il voit. Lui aussi commence par le visage. Descend vers le cou, les épaules. Les bras, les aisselles, les bourrelets de chair. Le caraco recouvre les seins et le ventre. Le miroir de la salle de bains ne permet pas d’en voir plus. Anne fait demi-tour et regagne sa chambre, affamée de sommeil. Parvenue au seuil des rêves, elle entend Thomas quitter l’appartement.